La balance et les bourrelets
Récemment sur les réseaux sociaux, une amie avait relayé une photo de femmes toutes plus jolies les unes que les autres, souriantes et en dehors des normes actuelles de beauté, photo issue d'un groupe dont j'aime la philosophie. Devant les réactions sur cette publication, l'idée de ce coup de gueule a germé.
Pourquoi?
Parce que, moi aussi, il m'est arrivé d'être mécontente quand mes patients n'avaient pas le "bon poids" imposé par les textes en vigueur.
Parce que j'ai entendu mes confrères dire "celui-là/celle-là, il ne fait pas d'effort".
Parce que j'ai lu sous cette photo des réactions de dégoût face à ce qui est, factuellement, des détails comme ces bourrelets, ces corps marqués par l'histoire de nos vies, ces corps tous différents.
Parce que j'en ai marre des compliments qui fleurissent sur Instagram devant le minois d'un monsieur ou d'une dame pour souligner la beauté du visage, la perte de poids ou la masse musculaire. "Tout flatteur vit aux dépends de celui qui écoute", n'est ce pas? Vivre pour des flatteries, est-ce encore vivre?
Quels sont les intérêts de ces compliments à outrance (parce que un de temps en temps n'est pas mauvais) mis à part favoriser le narcissisme et les idéaux de beauté insurmontables?
Voilà mon ressenti de médecin, d'être humain et de femme:
Premièrement, moi aussi, j'ai des complexes. Malgré un poids en dessous des normes, j'ai aussi des bourrelets, des cicatrices pas belles, des vergetures, des rondeurs absentes (et c'est bien dommage) etc...Je fais au mieux pour cacher tout ça mais il est certain que je n'aurai probablement jamais un ego surdimensionné grâce à mon physique. Tant mieux...
Deuxio, passons aux choses sérieuses, mon ressenti de médecin qui fait au mieux pour être humain:
Que dire à la jeune mère de famille dont le bébé ne fait pas ses nuits et qui n'arrive pas à perdre ses kilos de grossesse? Qu'elle devrait faire attention et se reprendre en main? Déjà, elle s'occupe de son bébé et gère sa maison.
Que dire au mari dont l'épouse est handicapée et qui la voit dépérir au fur et à mesure des années? Qu'il ne fait pas d'efforts? Il reste présent à côté d'elle, veillant à son bien-être et aux soins qui lui sont nécessaires. Le créneau de sport, lui, il repassera un autre jour.
Que dire de l'enfant qui se nourrit de chips et de chocolat parce que ses parents préfèrent s'occuper de leur vie professionnelle que de passer du temps avec leur fils? C'est de sa faute s'il grossit?
Que dire à la jeune femme qui s'enveloppe de couches graisseuses parce qu'elle a subi un viol dans l'adolescence et qu'elle ne veut plus jamais sentir le désir d'un homme sur ce corps qui l'aurait trahi une fois? Ce corps qui a été à l'origine d'une violence ineffable, d'un traumatisme irrésolu et qui vous confie qu'elle se sent mieux ainsi? Oui...Que lui dire?
Que dire à l'employé qui, après une journée de 10h non stop, rentre chez lui et n'a plus la force, vidé psychiquement, de chausser ses baskets pour une ultime séance de sport alors qu'il aspirerait plus à un câlin avec son petit dernier ou juste regarder le plafond allongé dans son canapé?
Que dire à celui qui a un corps "magnifique", avec des tablettes de chocolat, des biceps et des pectoraux visibles, sec et fuselé, passant 15h par semaine à cultiver cette masse musculaire mais oubliant qu'il pourrait aussi avoir une vie sociale/amicale/familiale? Son miroir et son compte IG passent en premier.
Que dire aussi à la jeune femme superbe sur les photos mais qui cache si bien son mal de vivre à coup de grands renforts de maquillage/ filtres et qui chipote sur chaque assiette?
Enfin, que dire à mes chers confrères/consoeurs, ayatollahs du poids, qui se focalisent uniquement sur ce sacro-saint chiffre de l'IMC (indice de masse corporelle) sans regarder non seulement les paramètres physiques du patient (tension, tabagisme, bilan cholestérol et diabète, activité physique) mais aussi environnementaux, familiaux et professionnels?
C'est professionnel bien sûr de parler du poids en consultation mais c'est certainement tout aussi nécessaire et efficace de s'enquérir des "à-côté", de tout ce qui fait que le patient a d'autres priorités que de décaler l'aiguille de la balance vers les chiffres inférieurs.
En dernier lieu, que dire à ces journalistes, vendeurs de rêve et autres profiteurs de ces normes stupides, qui vendent des régimes qui ne marchent pas, écrivent des articles imposant insidieusement l'idée qu'une femme devrait avoir des complexes à vie, des parties du corps à raffermir ou à gonfler, des produits miracles, des pilules dangereuses et des interventions parfois périlleuses? Il faut bien vivre, me dira t-on..mais au détriment du bonheur réel des autres, d'un bonheur sain, sans faux-semblant, ni fioritures?
En conclusion, soyez vous-même, faites vous confiance et faites confiance à votre corps!
Arrêtez d'écouter les autres et, surtout, ne vous mettez jamais en danger pour être dans les normes de beauté!
L'Humanité avec un grand H est faite de diversité physique, psychique, culturelle, ethnique et religieuse.
Etre bienveillant, c'est l'être avec les autres et aussi avec soi-même.
Une dernière image qui m'a marquée: des personnes "bien attentionnées", lorsque j'étais étudiante, avait collé cette affiche sur ma porte alors que j'avais pris une dizaine de kilos en un an (merci, la première année de médecine).
S'en sont suivies des années pour moi aussi à regarder mon assiette d'un air suspicieux et surveiller régulièrement la balance. Je ne leur dis pas merci mais, après tout, il faut de tout pour faire un monde.
A bon entendeur...